Africanodes

 

1er juin 2014

Adama était mon gardien. Enfin, le gardien attaché à la maison.

Non, pas attaché par une chaîne à un piton, mais la maison et la sécurité de ses occupants étaient sous sa responsabilité. Lorsque nous avions emménagé, à notre arrivée en Côte d’Ivoire, la société pour laquelle travaillait mon mari nous avait octroyé la maison, et son gardien en prime.

Nous le nommions rarement Adama. Il disait qu’il s’appelait gardien. Il ne répondait pas lorsque nous l’appelions autrement que «Gardien». C’était un titre, pour lui, dont il était fier. Fier de travailler, d’avoir un statut, fier d’avoir un salaire dû à ses veilles de chaque nuit, fier d’être un vieux qui était utile.

Un vieux, oui, sûrement. Il était sans âge, mais droit sec et fier. Il était gardien depuis la nuit des temps, marmonnait-il. Les nuits avaient déteint sur sa peau parcheminée, ou était-ce le temps? Il avait bien connu la colonisation et me disait souvent que j’étais gentille.

– Moi, Gardien?

– Oui, toi tu es madame gentil, tu pas frapper moi avec fouet ou bâton, et tu sourire toujours.

J’en frémissais de honte ancestrale.

Il avait l’attirail, les flèches empoisonnées dans un carquois qu’il cachait dans un coin sombre du garage avec son arc, mais toujours à portée de main. Il serrait dans sa djellaba un poignard effilé et sa machette sans cesse aiguisée qu’il maniait avec dextérité , d’un simple tour de poignet, fendait net les noix de coco, l’herbe au ras, les arbres ou les têtes.

Les têtes coupées que j’ai vu n’était pas de son fait, mais j’imagine qu’il a sévi chez

les voleurs au cours de sa vie d’étranger, car il était voltaïque (on ne disait pas encore burkinabé).

Jamais nous ne fûmes visités de l’époque d’Adama.

Un jour il me demanda une avance sur salaire. C’était la première fois. C’est une habitude en Afrique de vivre en avance, car bien souvent le salaire est dépensé dans les premiers jours de la paye. Il m’expliqua qu’il économisait pour faire son pèlerinage à la Mecque, et qu’il n’avait plus assez pour payer sa cotisation au syndicat.

– Syndicat, Ai-je demandé? Quel syndicat?

– Oui Madame, c’est syndicat des voleurs. Si pas payer, le voleur il vient avec beaucoup et il vole fort! Et moi je tuer beaucoup et flèches et poison ça coûte trop même! Alors faut payer.

Sa logique était imparable. Sa demande implacable. On a donc versé notre cotisation au syndicat.

(A suivre)

 

4 juin 2014

 

Gardien partit un jour, l’esprit serein, en pélerinage à la Mecque. Remplacé par un autre gardien qui dormit comme il se doit chaque nuit de tout le mois d’absence d’Adama. Il en revint fort de son nouveau titre, El Hadj Gardien et émerveillé d’avoir survécu à l’aventure du grand oiseau blanc. Deuxième voyage à risque de sa vie si l’on incluait la longue marche qu’il avait entreprise, dans les années 20, de Bobodioulasso en Haute-Volta jusqu’à Bouaké en Côte d’Ivoire. Dans son maigre barda sa natte pour la prière, sa précieuse bouilloire en fer-blanc et bien sur son arc et ses flèches mortelles.

De chasseur de brousse il allait devenir gardien et courber l’échine sous le joug colonisateur des toubabous. Mais son salaire allait lui permettre de nourrir sa grande famille de 8 enfants et son épouse baoulé. Il était gardien depuis la nuit des temps et prenait son travail très au sérieux.

A l’époque dont je vous parle, les gardiens n’avaient pas encore de congés, au prétexte que les voleurs ne se mettaient jamais en vacances. Ils pouvaient demander des permissions spéciales d’absence, pour des évènements exceptionnels tels que naissance d’un enfant, mariage, décès des parents.

La plupart des employés avaient la fâcheuse habitude d’enterrer plusieurs fois par an leur père et mère. Ils comptaient tant de frères et sœurs «même père mais pas même mère», ou le contraire que les décès se multipliaient à l’infini.

Gardien nous demanda une nouvelle avance sur salaire.

– Patron, madame, je vais marier, j’ai gagné femme au pays et je paye fort fort pour mariage!

– Mais Gardien, tu es déjà marié!

– Yééééé, patron, maintenant je suis El Hadj, je peux acheter deuxième femme! C’est 6 moutons et 20.000/20.000 pour papa, et les 3 pagnes wax pour maman, et le pagne wax pour la femme!

– Si cher?

– Regarde madame!

Il sort de sa poche une photo froissée. Une très jolie gamine d’environ 14 printemps, toute fraîche éclose. Prix fort fort!

– C’est mon femme! Nous dit Adama avec un sourire aussi gigantesque qu’édenté.

Mon Dieu! Quoique Dieu n’ait rien à faire là, ni même Allah. Mais quel âge a-t-il, lui? Au moins 70 ans, il est grand-père plusieurs fois et je crois bien arrière-grand-père!

– Et quand pars-tu te marier?

– Ah je vais pas, moi travailler! C’est le frère qui fait mariage au pays à ma place, et après il ramène la femme ici.

Je n’ose imaginer la tête de la jeune épouse quand elle verra le mari que ses parents ont choisi pour elle. Ignoble tradition!

Avec l’argent demandé, le frère est parti faire mariage par procuration à Bobo. La jeune épousée est revenue avec lui.

9 mois plus tard Gardien nous présentait son nouveau-né, premier d’une longue lignée.

(A suivre)

 

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