See saw

 

 

See Saw Margery Daw,
Baby shall have a new master…
Baby shall earn but a penny a day,
Because he can’t work any faster

Toi, l’eau, je t’ai connue
Sucrée coton, suave et gaie, bonbon soleil.
J’étais nourrissonne. Ma mère entonnait cette très ancienne chanson enfantine en me berçant dans l’eau chaude du bain. Le corps penché sur moi, les mains sous ma nuque et mes fesses, elle murmurait plus qu’elle ne chantait dans la douceur embuée de la salle de bain.
See saw devint, pour la nuit des temps, sisomââchérido, ciseaux, si sot, sea saut, la litanie du ralliement familial à l’élément liquide, le rappel amniotique pour toute éternité, le fil ombilical qui relie nos générations présentes et à venir.
Plus tard, enfants, pendant le bain collectif quotidien, ma sœur et moi nous balancions toujours, d’arrière en avant, le dos glissant sur le fond de la baignoire. Face à face, nous nous tenions les mains, plantes de pieds collées à l’autre, et nous seesawiions en cadence, psalmodiant cet air qui devenait dans nos bouches un extraordinaire charabia humide. Dans son ressac l’eau éclatait d’un rire mousseux contre nos genoux couronnés. Elle pétillait, bullait, guiliguilisait, titillait tous nos replis dans nos impulsions. Des milliers de petits doigts de lutins jouaient la sarabande effrénée sur nos épidermes transparents, incrustant leurs notes rougissantes en dessous, gravant des friselis sur nos pores qui se dressaient en chair de poule. Ces remous aiguisaient notre sensualité naissante, comme autant de promesses à s’ouvrir, goûter, sentir, toucher…
Toucher, ressentir, s’ouvrir, effleurement, see saw scande, see saw cajole…
La vague rythmée remontait vers nos épaules, à la limite du débordement, quand en cachette, en dépit des risques de brûlure, nous ouvrions les vannes pour réchauffer le bain qui tiédissait. Aussi nous plaquions avec force nos paumes à la surface de l’eau pour couvrir le vacarme du jet, ou le dirigions vers un bras, un pied, un dos. Ou bien nous entourions le robinet d’un gant de toilette ; exquise excitation de nos papilles lorsque nous percions cette outre gorgée de bouillon en la mordant à pleines dents!
Eveil. Merveille.
Sommeil. Réveil. Veille. Surveille. Surveille, SURVEILLE…

Toi, l’eau je t’ai connue
Choquante, coupante, brûlante de glace, cisaillant profondément ma chair pour m’écraser les nerfs, pour entailler mes ramifications trop poussées. Tu vomissais d’une lance que les hommes en blouse pointaient sur moi, tu injuriais violemment mes immenses tristesses, tu percutais mes terreurs, les faisant rebondir sur les murs carrelés de blanc, à la cure des fous, à la curée des boues fumantes.
Je t’ai haïe, agrippée aux barres métalliques fixées au mur.
Tu sondais en vrille mes essentiels, fouillant des anomalies à extirper, humiliant mes vérités, écorchant mon esprit tremblant, vacillant, en radeau, à grands coups de pompes à incendie. Qu’y avait-il à éteindre ? Espérais-tu laver mon origine ale, la rendre vierge? Ce que tu nommais nervosité, dépression, hystérie, excitation, bête immonde, pouvait-elle disparaître en douche-contusion, dans ma toute confusion ? Tu as balafré mon âme comme autant de vergetures indélébiles à la marée descendante.
See saw litanie n’a pu protéger la petite fille, son chant autiste n’a su faire rempart aux ecchymoses d’une vie-sévie.
Je te voulais source, ventre, mer immense, mère clémence
Tu es devenue torrent échevelé, charriant mes secrets pour les engloutir dans la mare au diable. Tu as pointé ton doigt liquide, ton ongle crochu sur mon être.
Je suis marquée du sceau, see saw, margery daw, baby shall have …

Mon petit, mon tout petit, mon doux petit, l’eau a maintenant regagné son lit. Elle est claire. Je te passe le témoin.

See saw, Margery daw, Baby shall have a new master…

Eve de Laudec 28 septembre 2013

Mes immenses remerciements à Michel Bonnargent pour avoir supporté mes exigences lors de ses impros musicales comme au mixage.
J’ai emprunté à Maria Callas quelques notes de sa voix sublime (o mio babbino caro).

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3 commentaires sur “See saw

  1. léa cherone says:

    C’est magnifique !
    Je ne m’en lasse pas.
    Les intonations, cette manière de faire vivre le texte accompagné de la mélodie en fond, tout à son importance et chaque mot est mis en valeur selon les reliefs de ta voix.
    C’est très beau, Bravo l’Artiste

    Amicalement,

    Léa Cherone

    Répondre

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